Le portrait de Doriane Grey

par Michèle Anne Roncières

Troisième Partie


Ouf, donc: la question paraissait réglée: j'emportai à la fin du repas le portrait dans mon bunker, où je le plaçai à la place d'honneur, au-dessus de la fausse cheminée en faux marbre de mon faux salon de mon faux appartement. J'allai même quelques jours plus tard jusqu'à le mettre sous verre et l'encadrer pour le contempler de mon fauteuil avec plus de satisfaction encore, comme le font dans les châteaux ceux qui ont une véritable galerie des ancêtres; à ceci près que j'étais en quelque sorte ma propre ancêtre, ou l'inverse. Ce fut tout juste si je remarquai un léger changement dans la luxuriante chevelure qui m'était attribuée, que je ne suis cerner avec exactitude et que j'attribuai à la vie propre du graphite sur le papier.

Tout allait donc pour le mieux... jusqu'au jour où, de nouveau lors d'un repas, qui était l'une de nos rencontres obligées, ma femme me fit cette aigre réflexion:

-"Dis-donc, quand vas-tu te décider à aller chez le coiffeur ? Ils commencent à être longs !"

J'allai protester, en disant que ce n'était vrai que pour les bords, et que par rapport à tous ceux qui me manquaient sur le dessus, cela faisait une moyenne de longueur très honorable, mais elle ne m'en laissa pas le temps: fronçant les sourcils et fixant mon crâne à nu, elle s"écria:

-"Mais mais mais... ???" et, s'étant levée et se rapprochant de celui-ci comme s'il avait été un phare reflétant la lumière dans un océan d'obscurité, elle ajouta: "Mais je rêve ?! Tu t'es fait faire des implants ?"

Ce n'était pas le cas, bien entendu, et je me demandai quelle mouche l'avait piquée; mais le terme d'implants qu'elle avait employé et mon désir de la moucher, sans parler de l'espèce de démangeaison que j'éprouvais dans la poitrine depuis quelques temps, plongèrent mon esprit dans la confusion et j'eus alors ce mot suprêmement malheureux:

-"Et alors ? Je n'ai rien dit, moi quand tu t'es fait poser les tiens (Ce qui était vrai, même sils étaient d'une autre sorte) !"

Vexée, elle retourna à sa place grignoter en silence sa salade de régime.

Bien entendu, dès que je rentrai dans mon bunker, je me précipitai d'abord sur le tiroir de mon bureau où je rangeais mon compte-fils (un souvenir de l'heureux temps de la photographie argentique ) puis sur la cheminée, au-dessus de laquelle était une grande glace, sur laquelle s'appuyait le portrait. Il me fut bien entendu plus que malaisé, et en fait tout bonnement impossible, de scruter à la loupe le reflet de mon crâne dans la glace, et je dus me résoudre à faire appel à la technologie, en prenant de celui-ci une photographie numérique. Et la série d'agrandissements, bien dignes de "Blow-up", que j'en opérai sur mon ordinateur me causa la meilleure surprise et la plus grande joie de ma vie: à la surface couverte de boucles blondes dans mes tr-s jeunes années et aujourd'hui dévastée, polie par le temps et les soucis, affleurait une multitude de petits points noirs dont certains la dépassaient déjà d'un demi-millimètre! Sans penser que j'aurais pu commencer par là, je pouvais déjà sentir sous mes doigts ces aspérités prometteuses: Mes cheveux étaient bel et bien en train de repousser !

Bien que ma calvitie bien avancée ne me fût pas si désagréable, précisément parce qu'elle me facilitait le port de mes perruques, j'avoue que je ne fus pas fâchée de ce petit miracle; et tout le mois qui vint je regardai peu mon portrait, réservant comme Narcisse mon regard à mon propre reflet, dont la chevelure s'épaississait et s'allongeait de jour en jour; si je l'avais fait, j'aurais peut-être constaté que celle du portrait diminuait d'autant; et je ne vis pas non plus ses traits se marquer et se durcir. Mais de toutes façons, ce que je n'avais pas besoin de voir et que j'avais bien senti, ce fut ce décolleté ravageur qui poussa en quelques jours, me rendant bien malade et me causant bien du tracas à la recherche d'une position confortable pour dormir! Je parvins à le dissimuler quelques temps sous un gros pull, mais vint fatalement un jour où je l'oubliai, d'ailleurs tout à fait innocemment.

Là, je dois dire que c'en fut trop pour ma femme; au cours d'un nouveau dîner, elle me foudroya du regard et fondit brusquement sur moi pour ouvrir brusquement ma chemise en en arrachant tous les boutons d'un seul geste, non de passion mais de rage. Horrifiée, elle explosa:

-"Mais qu'est-ce que c'est encore que ça ? Tu veux me rendre folle, c'est ça ? (Heu non chérie, tu n'as pas besoin de moi pour ça, pensai-je très fort) Tu vas me faire le plaisir d'enlever ces machins ! (Heu non chérie, c'est pas comme les tiens, ceux-là, ils sont vrais...") Et pourquoi tu les as, d'abord ?"

Décidément, le défi consistant à trouver des explications devenait de plus en plus difficile à soutenir ! Heureusement que j'ai l'esprit vif que vous me connaissez! Il fut relevé en un quart de seconde !

-"Eh bien c'est à dire... Vois-tu, la collègue, Doriane Grey, dont... hum... je t'ai déjà parlé, elle a des difficultés pour s'intégrer au groupe... Alors on a pensé... que ce serait bien si elle se trouvait dans un milieu favorable... On a fait appel à une spécialiste, une psycho-machin d'entreprise, qui organise des séminaires de genro-bienvenue dans des milieux normo-structurés comme notre bureau... Eh bien elle a préconisé qu'on devienne tous et toutes des Doriane Grey dans les plus fins détails... Tu vois ce que je veux dire ? Elle a dit que j'avais des dispositions... Bon, évidemment, c'est un peu plus facile pour les femmes, disons-le, hein... Bien sûr, ça devrait être limité aux heures de travail, mais que veux-tu, c'est tellement de boulot de tout mettre, de tout enlever... Bon, d'accord, ce soir j'ai oublié les seins, c'est pas un drame... Pas de quoi en faire une histoire ! Et puis si tu savais ce que c'est de les enlever, de les recoller... Ils sont bien, hein , on dirait des vrais, non ? Avoue que tu t'y es laissée prendre, non ? Tu sais quoi ? A la réflexion, je crois que je vais les garder en permanence, ce sera plus pratique!"

Ma chère épouse tâcha de m'arracher mes cheveux tous neufs et, n'y parvenant pas à son grand étonnement, devint verte et quitta la pièce. Je me rajustai tant bien que mal en nouant les pans intacts de ma chemise à la façon d'Ursula Andress pour être plus à l'aise et plus convenable, et finis tranquillement de dîner.

Michèle Anne Roncières, auteur et propriétaire de ce texte, s'en réserve, sauf accord express de sa part, tous les droits pour tous les pays et notamment en ce qui concerne les modifications ou la réécriture, totale ou partielle, ainsi que pour toutes les formes de diffusion et d'exploitation

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