Nous restâmes donc avec nos portraits d'inconnues jusqu'au moment où il fallut nous séparer, mon amie devant le soir même de cette aventure reprendre son avion pour son Mexique natal; et quant à moi, il me restait à introduire le dessin à la maison sans que ma femme tombe dessus, car je ne doutais pas qu'elle le prendrait fatalement pour celui d'une maîtresse; heureusement, mon plan était prêt: arrivé devant chez moi, j'enroulai soigneusement le dessin et, sitôt la porte franchie le plus silencieusement possible, l'enfonçai astucieusement dans le porte-parapluie, où je prévoyais de le laisser provisoirement, en attendant de pouvoir le transférer à l'abri dans mon bunker.
Ah, mon bunker... une construction souterraine dans mon jardin que je commençai à creuser nuitamment dès le lendemain de mon mariage, après avoir compris dans quelle galère je m'étais embarquée... Je me relevais en douce chaque nuit pour saper, étayer, bétonner, trois heures durant à trois mètres sous terre... Une espèce de "grande évasion" à l'envers, en quelque sorte, vers un lieu clos symbolisant paradoxalement la liberté ! J'y accédais par une entrée dissimulée dans la fosse de visite de mon garage. La persévérance et la patience étant toujours récompensées, il ne me fallut que cinq ans d'un acharné travail de fourmi pour disposer en privé d'un petit appartement clandestin. A vrai dire, j'aurais aimé y reconstituer des pièces de la maison, et les remeubler à l'identique pour avoir l'impression d'avoir récupéré ma vie, comme Le Maurice Trimblet de "Maigret voit double", mais c'était là un peu trop d'ambition pour mes faibles moyens.
Toujours est-il qu'à partir de ce jour, comme vous l'imaginez, je ne fus pas longue à y stocker toutes mes affaires de fille, que j'entreposais jusque là dans les cachettes les plus diverses, depuis la roue de secours jusqu'à la cuvette des toilettes en passant par l'intérieur des matelas, et à y passer le plus de temps possible; j'envisageais même, au temps où la retraite se profilerait enfin à l'horizon, de faire tous les matins semblant d'aller travailler et d'y passer mes journées à l'abri de ma chère épouse tenue hors de la confidence.
C'était donc l'endroit idéal pour y placer le dessin et, lors du dîner conjugal, je rêvassais aux différents emplacements possibles à l'intérieur de mon refuge lorsque ma femme demanda brusquement d'un air détaché:
-"Pourquoi ne m'as-tu jamais dit que tu avais une soeur ?"
-"Mais... Je n'ai pas de soeur!" protestai-je.
Ma femme sortit le rouleau qu'elle dissimulait derrière son dos et le déroula devant moi. Bien entendu, c'était le portrait...
-"Et ça ? C'est la Reine d'Angleterre ?" fit-elle avec cet humour de comptoir qui lui allait si bien. "Inutile de nier! Cette fille te ressemble comme deux gouttes d'eau!"
Décidément, ma femme avait raison, qui me répétait souvent que je n'étais pas physionomiste: je l'étais si peu que je pouvais ne pas me reconnaître sur mon propre portrait... Mon esprit se mit à fonctionner à toute allure... Soit j'avouais que j'avais une soeur, et même une soeur jumelle, et il me fallait expliquer pourquoi j'avais caché son existence à ma femme (Décédée ? Dans des circonstances tragiques que l'on désirait oublier ? En raison d'une vie dissolue jetant l'opprobre sur la famille ?), soit je trouvais autre chose... et en vitesse... Vite, une idée géniale...
J'éclatai de rire:
-"Ah ça ! ah ah ah! Mais ce n'est pas ma soeur puisque je n'ai pas de soeur !"
-Alors ? Qui est-ce ? Qui est cette fille qui est ta jumelle ?"
J'aurais peut-être mieux fait de dire que c'était ma soeur, finalement... Mais je m'étais bien fermé la porte, et l'avais même verrouillée à double tour... Je balançai mon idée géniale comme un sauveteur lance à un futur noyé la bouée qui va l'assommer...
-"Tu vas rire ! C'est une collègue !"
Je vis bien dans l'oeil noir de ma femme qu'il m'allait falloir donner quelques explications complémentaires, et elle m'y invita même expressément:
-"Une collègue !!! Et puis quoi encore ?"
-"Si si je t'assure: c'est une collègue qui vient d'arriver au bureau avec une mutation; et justement, comme on se ressemble autant, comme tu l'as bien remarqué, chérie, on a trouvé ça rigolo; ce soir en rentrant, je suis passé par Montmartre (toujours mélanger un peu de vrai dans le faux, c'est un conseil...) et j'ai demandé à un peintre de faire son portrait, que je lui montrerai demain."
-"Comment ça ? Elle était avec toi ou pas ?"
-"Non, j'étais tout seul !"
-"Et ça n'a pas gêné ton peintre, de faire le portrait d'une femme qui n'était pas là ?"
-"Ben non, puisqu'on se ressemble, justement ! Tu comprends ? C'était comme une espèce de portrait robot mais en pose !"
Je commençais à suer à grosses gouttes et priai pour que cet argument imparable pénétrât l'esprit rebelle de ma femme. Elle sembla s'adoucir.
-"Et elle s'appelle comment, cette collègue ?"
Je n'avais pas pensé à ça... Bousculée par mon épouse, prise dans le contexte, je lâchai bêtement, sans réfléchir, avec ce brillant esprit d'à-propos qui me conduira un jour à ma perte:
-"Doriane... Doriane Grey..."
Heureusement, ma femme lit très peu... et certainement pas les classiques de la littérature anglaise... le nom ne lui dit rien comme titre. Il en fut peut-être autrement, dans son inconscient, de celui de la couleur avec ses nuances, car elle fit une grimace et aboya de nouveau:
-"Bon eh bien tu vas me faire le plaisir de débarrasser la maison de ce machin ! Déjà que je vois ta tronche en un seul exemplaire tous les jours, je n'ai vraiment pas besoin d'en avoir deux !"
-"Oui chérie, bien chérie, naturellement chérie, ouf chérie", soufflai-je en m'épongeant discrètement le front.
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