Le portrait de Doriane Grey

par Michèle Anne Roncières

Quatrième Partie


Pendant quelques semaines, tout redevint calme; il faut dire que j'avais renoncé à dîner chez moi et que je passais le plus clair de mon temps dans mon bunker, où j'avais installé un peu partout quelques glaces supplémentaires rien que pour avoir le plaisir de m'y voir. Oui, plaisir, car à la longue, j'avais fini par en quelque sorte aspirer toute l'essence du portrait original, et je ne m'en portais que mieux. Le portrait, lui, qui par contre avait dès le début amorcé son évolution vers la représentation de l'homme mûr que j'étais lorsqu'il avait été peint, avait de loin dépassé ce stade et n'était plus que celui d'un quasi vieillard ridé chauve et décati profondément hideux et suprêmement désagréable à regarder; j'avais bien songé à le détruire, mais une vague superstition et des souvenirs de lecture m'en empêchèrent. Aussi m'étais-je rabattue sur une solution moins définitive: il ne trônait plus sur la cheminée comme au début: après l'avoir d'abord retourné face contre la glace, puis ensuite mis à plat sur le dessus du marbre, j'avais fini par l'emballer dans du papier kraft et le jeter au fond du tiroir d'une vieille commode dont le bois avait tellement travaillé qu'il en était difficilement manipulable.

Je ne tenais guère, certes, à le réouvrir pour en revoir jamais le contenu, mais j'aurais bien voulu en savoir davantage sur le sortilège dont j'avais bénéficié: ne risquait-il pas de se dissiper un jour ? Que faire du portrait originel ? Voilà quelques-unes des très nombreuses questions qu'il me fallait poser au peintre, que je me mis dès lors à rechercher dans tous les endroits touristiques de la capitale où il était susceptible d'officier, depuis l'esplanade du Trocadéro jusqu'à Montmartre en passant par l'Hôtel de Ville; cela malheureusement en vain, jusqu'à un fameux jour où je le retrouvai enfin, sur la Place du Tertre comme la première fois, semblant errer parmi ses confrères à la recherche d'une consoeur à laquelle accorder son voeu. Le plus miraculeux fut que je parvins, non sans mal, avec des rudiments d'espagnol, à le décider à venir à mon bunker pour m'expliquer toute l'affaire.

Pendant tout le trajet, veillant jalousement sur son matériel, qu'il avait emporté avec lui, il ne dit mot et c'est toujours en silence que nous nous glissâmes dans ma propriété jusqu'à mon entrée secrète. Le pensant derrière moi, j'avais ouvert la porte du bunker, et je m'apprêtais à poser les pieds à l'intérieur, lorsque j'y fus poussée dans le dos avec une telle violence que j'en fus déséquilibrée et que je dus me raccrocher à la poignée de la porte pour ne pas m'étendre de tout mon long à l'intérieur. Grimaçant de douleur, je me retournai: l'agresseur n'était autre que ma chère épouse, en treillis militaire, avec dans les mains le fusil d'assaut dont elle m'avait donné un grand coup dans le dos !

-"Chérie ? C'est toi ?" lançai-je timidement.

-"Il n'y a pas de "chérie" !, aboya-t'elle. "Il n'y en a jamais eu ! Lieutenant Colonel Marie-Anne Badinguet ! DST ! Direction de Surveillance des Travs ! On t'a fiché au milieu des années 90, quand tu es devenu membre du réseau #TVQ et on t'a à l'oeil depuis ! Notre mariage n'était une façade ! Il a permis de te surveiller plus étroitement ! Tu crois qu'on n'était pas au courant de ta construction clandestine ? Qu'est-ce que tu fais ici ? Tu organise des orgies avec des dégénérés dans ton genre, je parie ?"

Je ne répondis pas, trop préoccupée par la disparition de mon compagnon; mais comme elle n'attendait pas de réponse, elle se contenta de me menaçer de son arme pour me faire signe d'avancer, ce à quoi je m'exécutai sans discuter. Me tenant toujours en respect, elle examina les lieux avec attention, mais sans faire le moindre commentaire: elle devait certainement les réserver à ses supérieurs. Quel sort me feraient-il ?

C'est à ce moment-là que le peintre fit irruption dans la pièce où nous nous trouvions, porteur d'une immense feuille de papier sortie dépliée de son carton à dessin. Ma femme n'eut pas le temps de réagir: le peintre lui lança la feuille qui la recouvrit entièrement et retomba à plat sur le sol. Oui, à plat, sans qu'il n'y ait plus ni trace ni relief de ma chère épouse. Je n'en croyais pas mes yeux ! Nous restâmes immobiles un moment, puis je m'avançai en faisant un geste pour soulever la feuille et vérifier ce qu'il était advenu de ma tourmenteuse, mais il m'en empêcha, et la souleva lui-même: il n'y avait rien dessous! Il la dressa sur sa tranche et la réalité apparut: Mon épouse se trouvait, avec son arme et son uniforme, sur la face inférieure de la feuille, aplatie en deux dimensions comme par décalcomanie, telle un de ces démons de bande dessinée, les Krostons, qui, sous le pinceau de Deliège, m'avaient tant fait frissonner dans mon enfance ! M'ayant permis de l'examiner à loisir, il replia soigneusement la feuille jusqu'à la ramener à des dimensions raisonnables sans toutefois qu'elle prît d'épaisseur; mais au lieu de la remettre dans son carton à dessin, il me la mit dans les mains.

Médusé, je restai muet; le peintre lui-même me salua et sortit sans prononcer mot, me laissant la garde de l'image de ma femme, qui alla rejoindre mon portrait dans la commode. Pour plus de précautions, je fermai soigneusement le tiroir maudit à clef, clef que je retirai pour la consigner ensuite dans le tiroir de mon bureau, derrière lequel je m'assis confortablement pour me remettre de mes émotions. Mon regard tomba alors sur le calendrier que je n'avais pas mis à jour et, en arrachant la feuille périmée, je m'aperçus qu'on était le 31 Octobre, le jour où, selon les vieux Celtes, tout devient possible... Et ma femme réduite à l'impuissance, sage comme une image à proprement parler, n'était-ce pas là le plus incroyable des miracles ?

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